L'anatomie fait du bruit
Dans la bibliothèque, avec A. Joshua Terkutuk

C'est la rentrée. Phyllis, toi tu aimes bien les rentrées, parce que c'est l'occasion de rencontrer plein de gens. Tu es trop éloignée de la réalité pour appréhender, alors tu ne vois que les bons côtés. Trop distraite pour comprendre, trop éternelle pour saisir.

Et pourtant, tu te ronges les ongles. Tu jettes ton regarde livide un peu partout, pour être sûre que personne ne te regarde. Même si tu ne cherches rien, tu veux chercher. Les élèves défilent devant toi sans te porter attention, discutant entre eux ou cherchant leur salle de classe. Mais toi tu ne comprends pas trop pourquoi ils font ça, alors tu regardes bêtement tes pieds dans l'espoir de trouver une idée.

Il fait chaud, c'est la seule chose qui te vient à l'esprit. Ta tête te fait un peu mal parce que tu n'as rien pour la protéger du soleil. Alors, tu te réfugies en dessous d'un arbre, et tu te poses contre son tronc. La sève collante s'infiltre dans tes cheveux et les gendarmes se baladent sur ta robe. Tu es bien là où tu es, tu ne te soucies pas trop de tout ça. Petit-à-petit, tu te sens de mieux en mieux, et tes yeux se ferment. Si ça pouvait durer longtemps.. Tu oublies, tu effaces, tu t'envoles. Le monde pourrait disparaître sous tes yeux, tu ne le verrais pas.

Pour toi, le temps est superflu. Tu le vois passer, mais tu n'en penses rien. Tu le sens te voler des secondes, mais tu n'en imagines rien. Le présent, le passé et le futur, tu les réunis en un tout, parce que c'est trop dur pour toi de penser à trois choses à la fois. Lorsque l'on te demande ce que tu feras demain, tu ne sais jamais, tu vis au jour le jour. Toi, tu ne parles jamais de ton passé, tu as brûlé récemment ce qu'il en restait. Alors, ce présent, tu le chéris un peu beaucoup.

Easton, c'est bien. Tu ne vois pas pourquoi tu y es allée. Mais c'est bien quand même. Les gens te font un peu peur, car tu ne les connais pas trop. Ils sont imposants, souvent plus vieux que toi, alors tu préfères partir en courant quand tu les vois. Enfin, tu espères qu'ils ne te poursuivent pas, car tu tombes souvent et ne vas pas très vite. Souvent, même tout le temps, ils s'en soucient peu.

Mue par tes réflexions, tu n'as remarqué que tu n'étais plus dans la cour de l'école que lorsque tu es entrée dans la grande salle où il y a tout plein de livres. C'est chouette, tu penses, alors tu restes ébahie à l'entrée sans rien dire parce que tu ne veux pas déranger les ouvrages... et ceux qui les consultent. Toujours aussi pâles, toujours aussi livides, tes yeux s'arrêtent sur le moindre détail pour l'observer davantage, bien que tu n'en aies pas grand chose à faire. Lasse, lorsque tu as tout vu, tu avances un peu dans la pièce, stressée que tout soit aussi grand. Gênée, tes deux mains se contorsionnent. Ils te regardent et ils ne t'aiment pas, c'est ce que tu penses. Tu recules en songeant que ça t'aiderait.

Rien. Tu es là, comme une fille perdue, devant la porte de la bibliothèque. Tu voudrais bien fuir, tu voudrais bien aller ailleurs, dans un endroit moins flippant. Allez, Phyllis, courage. Tu te motives un peu, emportée par une curiosité un peu trop dévorante à ton goût. Ton petit corps se faufille discrètement entre les rayons, l'on entend à peine le bruit de tes pas sur le sol. Enfin si, mais tu te dis que c'est plus joli de croire qu'ils n'en font pas, plutôt que de notifier ces "Ploc Ploc" qui te suivent. Tu aimes assez bien cet endroit quand même, en fait, il est très chouette. Luxueux, un peu. Peut-être un peu trop. Ou tu t'en fiches, pour toi elle pourrait être en ruines que tu ne le remarquerais pas. Peut-être si, mais là elle n'est pas en ruine, alors tu ne sais pas trop si tu aimerais bien qu'elle soit en ruine.

Tes pas s'arrêtent devant une étagère. C'est vrai, quoi, il y a des étagères dans une bibliothèque, et les étagères c'est très grand. Surtout ici. Alors tu admires cette grande étagère, qui est très chouette, tu laisses tes mains toucher sa surface douce. Enfin le bois ce n'est pas très doux, mais tu aimes bien quand même. Tu penches la tête pour lire la couverture des livres, et tu remarques que tu es du côté des ouvrages scientifiques. "Anatomie du corps humain", très gros volume, stationne près de "La science des végétaux". Tu trouves ça nul, parce que l'humain et le végétal n'ont rien à voir l'un avec l'autre, et qu'il faudrait les séparer. Tu saisis alors l'Anatomie, et tu remarques qu'elle est très lourde puisque tu as failli la faire tomber. Bon, il faut le mettre où, en fait ?

Tu ne sais pas trop. Et tu n'y as même pas réfléchi, parce que comme d'habitude tu n'imagines pas en avance ce que tu vas faire. Peut-être qu'en le cachant discrètement quelque part, quelqu'un le remarquera et fera quelque chose. Nul ne peut te reprocher d'être compliquée, alors tu penses que c'est bien. Tu marches un peu par-ci par-là, tu te promènes sans but. Sans but. Sans but.... Un but ? Qu'est-ce qu'un but, tu te demandes ? Cela fait fort longtemps que tu n'as plus le moindre but, ma pauvre, et tu l'oublies dès que tu y penses. Tu te dis que ça te reviendra, parce que tu es une tête de linotte. Tu te dis que c'est juste pour un petit moment, et que tu n'as pas à t'inquiéter. Lentement, tu te perds, et tu perds le livre aussi. Il fait un gros "Ploc" sur le sol, et tu te contentes de penser que le bruit est plus fort que celui de tes pieds. Enfin, tu n'es pas sûre, alors tu veux réentendres le "Ploc". Tu soulèves avec difficulté le livre, et, "Ploc", il retombe encore sur le sol.

Tu es contente, parce que l'Anatomie du corps humain fait beaucoup de bruit. Et tu trouves que c'est un joli son, alors tu te demandes si tous les livres font aussi beaucoup de bruit. Trop heureuse, tu marches un peu entre les rayons, et tu flashes sur un très gros livre tout rose. Il est énorme, et tu penses qu'il fera un très très gros "Ploc" sur le sol. Trop joyeuse, tu poses l'Anatomie dans un coin et tu t'approches de l'objet de ta convoitise. Tu retrousses les manches de ton uniforme, affiches ton air faussement déterminé. Tu lèves les mains et fais longuement glisser le bouquin rose. Tu ne sais pas trop de quoi il parle, mais tu l'aimes bien quand même. Il glisse, il glisse, il glisse...

Et tu le réceptionnes. Enfin tu le rattrapes comme tu peux, mais il n'est pas tombé. Par contre, tu as mal aux mains et tu ne sais pas trop si tu vas réussir à le tenir longtemps. Tu tangues, tu tangues, et tu heurtes la grande étagère de derrière. Tu tombes et le gros livre rose s'écrase sur ton ventre en faisant un gigantesque "Ploc" qui résonne dans toute la salle. En effet, c'est un très gros livre, tu penses, car il fait vraiment très mal. Tu le pousses très très fort et tu te dégages en soupirant. Là tu te relèves, regardes à droite et voit un grand bonhomme. Il est blond, et pas très content. Tu allais lui demander pourquoi il était pas content, le grand bonhomme, mais tu te ravises quand tu vois la bosse sur sa tête et les livres un peu éparpillés partout. Lui aussi il a vraiment eu très mal..

" Ah. " tu parviens juste à dire, parce que tu ne sais pas trop comment réagir dans cette situation. Tu remarques quand même le ton froid que tu as employé, tu t'en fiches mais tu penses que tu as dû passer pour une personne qui ne se soucie pas vraiment de la situation.

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