Tout ça pour une pomme ♫

CARACTERE:Il est fort difficile d'évaluer avec perspicacité sa propre personnalité. Quelqu'un qui ne veut pas admettre qu'il est lâche vantera plutôt son courage. Malgré tout, j'ai beaucoup réfléchi à la question et il me désolerait de vous laisser dans l'ignorance. Alors j'ai décidé de parler de moi comme une étrangère, un personne différente que je connaitrais bien.

<< Tu t'avances, fière. Tes cheveux longs suivent la courbe délicate de ton mouvement, et pourtant tu t'en fiches. Ton regard livide parcourt l'assemblée, il croit chercher mais il remarque vite qu'il ne cherche rien. Fuyard, il se réfugie derrière un sourire simpliste. Quand tu mets un pied devant l'autre, tu fais un pas. Quand tu cours à toute vitesse, tu fais du sur-place.

Puis tes lèvres cessent de s'étirer. Plongée dans une réflexion imperturbable, tu regardes avec avidité ceux qui t'ignorent. Et pourtant, tu le sais, tu ne les envies même plus. Fade et insensible, mais pas froide, tu observes juste sans ciller. Même si tu le voulais, tu ne pourrais ni rire ni pleurer. Même s'ils te le disaient, tu ne pourrais ni t'étonner ni rougir. Les promesses sont faites pour être tenues, après tout.

La pomme tombe et tu la ramasses. Que fais-tu ? Pourtant c'est une pomme, une simple pomme qui s'est mise sur ton chemin, la malheureuse. Non, tu l'essuies avec ton uniforme, et tu la regardes parce que tu veux qu'elle reste près de toi. Mais la pomme glisse et tombe à nouveau par terre. Toi, tu veux absolument tenir la pomme au creux de ta main, alors tu la ramasses encore. Cette fois, tu ne la lâche plus, et si elle doit tomber tu tomberas avec elle.
La pomme c'est la vie, et l'amour c'est la guerre.

Tenant toujours son trésor contre toi, tu continues d'explorer l'allée. Sans dire un mot, l'âme feuillette un noir registre, dixit Victor Hugo dans ses Contemplations. Pourtant, si tu étais un poème, tu serais Le Lac. Alors que tu t'affales à pleurer ce que tu as perdu, la pomme retombes et coule. Cette fois tu tends le bras pour espérer la saisir, en vain. Tu te jettes dans l'eau mais tu te noies.

Et dans ta profonde plongée, tu vois le ciel s'assombrir puis tu le perds de vue, parce que tu cherches toujours ta pomme. La vague t'emporte mais tu luttes, le souffle te manque mais tu continues. Tu n'es plus une gamine, alors tu ne pleures pas, tu prends ton appui sur un requin et tu t'élances. Tu traverses le corail en te blessant le corps, et là tu la vois : ta précieuse pomme gît tout au fond, et elle est toujours aussi rouge. Tu sacrifies une jambe dans la bouche d'un gigantesque poisson pour te l'approprier, et là tu veux remonter. Tu gigotes pour te hisser au dessus des rochers, mais tu perds un bras en te cognant.

Tu t'en soucis peu, parce que tu as toujours la pomme. Et cette fois, tu ne la lâcheras plus. Alors, tu fais un saut et te voilà presque à la surface. Le courant emporte tes vêtements mais pas la pomme, alors tu continues sans ciller. Lorsque tu arrives à l'air libre, tu l'as toujours, et tu veux retourner sur le rivage. Avec pour seul locomotion ton unique membre inférieur, tu vogues avec difficulté jusqu'à la berge. Ta jambe se prend un rocher et coule, impossible d'y retourner sans laisser la pomme.

Même si tu ne peux plus marcher, elle est toujours là. Tu la poses sur tes genoux et commences à la caresser tout en lui racontant tes épopées. En fait, tu gagnes du temps, parce que tu n'oses pas la manger. Tu penses que pour toi, un tel plaisir est interdit malgré tout ce que tu as vécu. Ainsi tu la regardes longuement, en t'imaginant quel goût elle pourrait avoir. Doux ? Aigre ? Sucré ? Une symphonie de saveur résonne dans ta tête et tu es heureuse.

Alors tu t'extasies, car cette pomme doit être très bonne même si tu ne peux y goûter. La fatigue a raison de toi et tu t'allonges. La pomme roule comme par magie jusqu'à toi et tu la contemples encore. Sa peau rouge t'attire, elle est de la même couleur que le sang alors tu la compares à un concentré de vie.

Tu la fais rouler d'un doigt à l'autre pour t'amuser, même si ton visage est toujours aussi impassible. En fait, tu ressembles à un enfant mourant, Phyllis. Ton visage est livide, ton sourire est compatissant, pourtant tes yeux supplient le ciel de t'achever avant que tu ne souffres.

La pomme te semble tellement belle que tu ne veux pas la croquer tout de suite. Tu dis "attendons encore un peu" puis le peu devient longtemps. Toi, tu désires juste la tenir dans le creux de ta main pour toujours. Mais toujours n'est pas un mot pour les humains et tu le sais.

Alors tu te résignes. Tu approches ta chère petite pomme près de ta bouche. Tu trembles légèrement, alors tu la saisis un peu plus fort. Tes dents effleurent sa surface lisse tandis que tu t'apprêtes à l'entailler.

Il y a plusieurs fin à cette petite histoire. Phyllis ne s'en souvient plus. Peut-être l'a-t-elle finalement dévorée après tout ? >>

HISTOIRE:
Mon histoire n'est pas des plus intéressantes à lire ou à raconter, et telle l'histoire de cette petite pomme qui coule et qui retombe, il faut en saisir le sens caché pour ne pas la trouver tirée par les cheveux. Ma vie se résume pourtant en peu de choses.

<< Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, il y a toujours des conséquences. Même si tu te tais et que tu restes dans un coin, quelqu'un viendra t'en extirper. Même si tu cours et que tu t'enfuis, quelqu'un viendra te rattraper. C'est pour cela que tu n'as jamais su comment échapper à ces conséquences que tu juges injustes.

Ta famille, tu ne t'en soucies pas. Tu as oublié de t'en soucier parce que tu penses que ce n'est pas très important. Parce que tu crois que ça suffit de savoir qu'on a un père et une mère. Le matin tu te lèves, tu prends ton petit-déjeuner et tu enfiles une tenue. Ensuite tu prends le bus pour aller jusqu'à ton école, qui fait aussi bien maternelle que collège. C'est une jolie école, mais tu ne saurais pas dire de quelle couleur sont les murs, parce que ça te suffit de savoir qu'elle est jolie.

Puis tu rentres en classe, et tu t’assoies à ta place. C'est une chaise en métal, quoi qu'après réflexion elle est peut-être en bois. Là tu sors ta trousse et tes petites affaires, puis tu attends sagement. Ici tu ignores les conversations tant qu'on ne vient pas te parler, et tu te perds dans le néant. Le néant, c'est ta tête qui te semble un peu trop lourde à porter pour toi. Enfin tu l'aimes bien, ta tête, parce que tu peux mettre plein de choses dedans.

D'ailleurs, tu aimes beaucoup y mettre de la musique, parce que tu penses que ta tête aime la musique aussi. Tu as appris le piano, et bien que tu ne sois pas comme le Mozart devant lequel tu es en extases, on commence à s'intéresser à ce que tu joues. Alors tu continues, et ta musique résonne dans l'enceinte de l'école, à tel point que tu ne vois plus tes doigts enfler.

Après tu te vois sur une estrade devant beaucoup de gens. Tu rougis un peu mais pas trop, parce que tu sais que de toute façon tu dois le faire. Tu poses tes deux mains sur le grand piano et tu t'assoies devant les regards admiratifs. La mélodie commence et la sueur perle au rythme des notes. Sur les touches immaculées tu vois ta vie qui défile. L'école et ses murs bleuâtres te semblent bien loin désormais...

La passion grandit alors un peu en toi. Elle te gagne et tandis que les spectateurs t'écoutent silencieusement tu as envie d'aller encore plus vite. Le son s'intensifie et bientôt toute la salle est plongée dans ton concert. Encore. Tes cheveux décrivent des courbes dans l'air lorsque tu bouges ta tête, et bientôt la salle suit leurs mouvements. Encore. Tu te lèves, envoie rapidement le tabouret derrière le rideau, et tu mets tout ton cœur pour la fin de la musique.

Encore. La vitesse de tes mains se fait intense, et bientôt nul ne peut les voir se déplacer d'une touche à l'autre. Encore. Tu sens tes doigts qui commencent à craquer. Alors tu rages mais tu continues. Encore.

Faites que le temps s'arrête pour que je puisse jouer encore cinq minutes de plus ! dis-tu soudainement, parce que tu sens que le spectacle s'arrête.

Comme si le ciel t'avait entendu, il te dit alors un présent. Sans rien remarquer, tu continues à jouer, de plus en plus vite. Tu ne remarques pas que plus personne ne bouge. Tu ne te rends pas compte que ton temps est figé.

Ces cinq minutes passent, et alors que la mélodie continue de plus belle, tu sens un malaise. Encore. Le spectacle doit continuer pour toujours, alors tu continues. Tu fermes les yeux pour économiser tes forces, tu n'as même pas besoin de regarder pour savoir où tu dois placer tes mains. C'est devenu ton énergie, ta nouvelle vie. Plus vite. Encore. Qu'importent les risques, tu dois jouer.

Tu as dit cinq minutes, mais tu en veux encore. Tu redemandes, tu pries. Encore un peu plus ! C'est tout ce que tu souhaites, et le temps s'arrête encore. Cette fois tu tangues, mais la musique continue. Les secondes deviennent minutes, et tu commences à croire qu'il n'y aura pas de fin. Tu jubiles, et la force revient un petit peu.

Encore !

Tu cries, mais dès que le temps revient, c'est la fin. Tu as voulu surpasser la vitesse de la musique, tu en paies le prix. C'est la fin. Non.. Tu veux continuer, mais tu t'écroules alors sur scène. Tu balbuties, mais les spectateurs ne viennent pas. C'est la fin. Le noir. >>

Je relis mes notes et un larme coule sur ma joue. Pourtant, j'ai lu ce bout de papier des centaines de fois. Rien à faire.

Un mouchoir est posé en vrac sur ma table, je m'en saisis. Demain, date de mon grand départ pour ce pensionnat dont j'ai vaguement entendu parler. Il fallait bien que je relise tout ça une dernière fois avant de tout brûler définitivement. Il reste quand même le derrière de ma feuille à lire, et bien qu'elle ait été écrit bien après et qu'elle ne soit pas dans le même style, je la considère également comme un mauvais souvenir à brûler.

<< Ainsi, Phyllis, tu te réveilles. Tu ne sais pas trop de quoi tu te réveilles, mais tu te réveilles quand même.
La chambre qui t'accueille est étrange, tu ne la connais pas. Tout y est blanc, murs, rideaux, meubles ou vases. Ta vie maintenant, elle se résume à du blanc aussi. Tu vois qu'on t'a bandé les deux mains, mais tu te sens beaucoup trop fatiguée pour regarder en dessous.

Et même si tu respirais la forme, tu n'irais pas savoir parce que tu n'ignores pas que ce serait briser tes rêves.

Alors quelqu'un, aussi blanc que la pièce, arrive par la porte. Tu cherches à lire ses pensées, mais lorsqu'il se met près de toi tu sais qu'il va t'annoncer une mauvaise nouvelle. Bingo. Tes pupilles s’écarquillent, et l'infirmier s'en va. Tu pleures, tu cries, mais il n'y a plus personne pour t'entendre. Tu es seule, Phyllis, et même si tu crois qu'on viendra, on ne viendra pas. Tu veux reprendre tes esprits, mais c'est encore trop dur, alors tu te renfermes parce que tu penses que c'est mieux pour toi.

La situation t'échappe, et tu la fuis. Les jours défilent dans la chambre immaculée. Tu te réfugies derrière des mirages, des illusions, et toute entière tu te plonges dans l'abîme.

Tu me saisis alors par le bras, et tu dis "ne me laisse pas tomber" alors que de toute façon, tu es déjà tombée depuis plusieurs années. Le temps fuit, et les secondes paraissent des heures. Phyllis, tu comprends alors que tu peux. Tu sens le pouvoir envahir tes mains endolories, et tu savoures ta puissance.

Il est temps pour toi de leur dire au revoir, pour aller encore plus vite. Le temps peut encore être rallongé, tu le sais, alors tu veux le rallonger encore plus avant ton monde s'éteigne. Tu fais ta valise. >>

Et tu pars pour Easton.